dimanche 8 novembre 2015

La forme dans un coin du local à poubelles

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Les rêves d’Esthel (roman)
Extrait :
 Madame Galthier essuie la nappe cirée en maugréant. C’est toujours la même histoire : tant qu’il reste à boire et à manger, on peut compter sur Georges. Mais sitôt qu’il s’agit de ranger, débarrasser, là il n’y a plus personne ! Madame Galthier jauge son époux d’un air revêche. Le voilà encore endormi dans sa position favorite : avachi dans son fauteuil devant la télé allumée. Ses lunettes rondes lui ont glissé sur le nez tandis que de sa bouche entrouverte s’échappe un ronflement repu.
 Consternant.
 Tout à l’heure, pour leur quarante-troisième anniversaire de mariage, ils se sont offerts un repas de fruits de mer, le pêché mignon de Georges. Lui est originaire de Charente-Maritime. Il aurait bien aimé passer sa retraite là-bas mais Madame Galthier s’y est toujours opposée. Paris, c’est sa ville. Elle y a vécu toute sa vie, n’a jamais envisagé de vivre ailleurs. Elle se sent chez elle dans la capitale.
 En sécurité.
- Georges !
 Hors de question de petit-déjeuner demain matin avec une odeur de fruits de mer dans les narines.
- Georges, il faut descendre la poubelle !
 Lui bougonne sans ouvrir les yeux.
- Laisse-moi encore cinq minutes ! l’entend-elle quémander d’une voix pâteuse.
 Toujours le même refrain. Comme d’habitude, Georges se réveillera à trois heures du matin dans ce même fauteuil. Et demain, il se plaindra d’avoir mal au dos.
- Tu exagères, quand même !
 Madame Galthier serre le cordon de sa robe de chambre avant de s’atteler à celui du sac plastique noir anthracite qui contient les reliefs de leur repas. Elle sort sur le palier et appelle l’ascenseur en espérant ne croiser personne - c’est humiliant de descendre la poubelle pour une femme de son âge alors que son mari est toujours valide.
 Heureusement, le hall de l’immeuble est désert. Madame Galthier pousse la porte du local à poubelles, l’interrupteur délivre une lumière blafarde de fin du monde.
 Au moment de soulever le couvercle pour y abandonner ses détritus, elle aperçoit la forme tassée dans un coin contre le mur.
- Oh, vous m’avez fait peur !
 La forme s’anime et se déplie, revêt l’apparence d’une silhouette masculine.
 « Peut-être un drogué ! » s’inquiète Madame Galthier.
- Monsieur, je ne sais pas qui vous êtes mais vous n’avez rien à faire ici. Partez ou j’appelle la police !
 La forme marmonne quelque chose d’inintelligible. Madame Galthier croit comprendre qu’il est question d’un téléphone portable qu’elle aurait dans la poche de sa robe de chambre et que la forme souhaiterait utiliser.
- Mais qu’est-ce que vous racontez, je n’ai pas de…
 La soudaineté et la violence du coup ne lui permettent pas d’achever sa phrase.

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