samedi 3 mars 2018

Vin de Bordeaux sur chemise blanche (extrait)


 Vous êtes invité à une exposition suivie d’un dîner où vous ne connaissez personne.
 La corvée.
 D’autant que votre épouse vous rejoignant directement sur place, il vous faut vous présenter seul.

 Une grande maison bourgeoise pompeuse et comme boursouflée d’orgueil – voilà, vous y êtes. Efforcez-vous de faire bonne figure. De sourire en bombant le torse.

 Commencez par confier votre manteau à un laquais.
 Saluez tout le monde.
 Dites « Bonjour Monsieur » et vous voir sèchement répliquer « Non, moi c’est Madame ! »
 Excusez-vous en arguant être « mal réveillé » (excuse malvenue en cette fin d’après-midi mais vous ne vous en rendez compte qu’après coup).
 Porté par le souci de vous montrer affable, demandez à un homme aux traits lourds et aux yeux cernés : « Et vous, vous êtes qui ? »
 L’homme réplique pince-sans-rire qu’il n’est autre que le Maître de maison. Du coup, vous voir immédiatement soupçonné d’être une sorte de pique-assiette qui aurait vu de la lumière ; s’entendre bafouiller une explication alambiquée où le frère de la belle-sœur d’une troisième personne dont vous ne vous souvenez plus le nom serait à l’origine de votre invitation.
 Après un embarrassant moment de flottement, vous voir enfin disculpé par la tante du neveu de la fameuse belle-sœur (ou quelqu’un d’approchant).
 Croire percevoir chez certains le regret de n’avoir pas le plaisir de vous expulser sans ménagement (voire manu militari).
 Donnez-vous une contenance (du moins, essayez) ; prenez une coupe de champagne et votre verre à la main, allez admirer les œuvres exposées dans une pièce aux murs blancs.

 Affichez un air de connaisseur et faites mine de vous extasier devant des trucs barbouillés accrochés au mur.
- Magnifique.
- Vous plaisantez ? Ce sont des tableaux IKEA qu’on a mis là pour meubler. L’exposition, c’est dans l’autre pièce !
 Les toiles de l’exposition sont pires encore. Trouvez plus prudent de vous abstenir de tout commentaire.
.
 Accueillir votre épouse non sans soulagement – voilà au moins une personne qui ne devrait pas vous être hostile (quoi que vos relations soient plutôt ombrageuses en ce moment). Remarquer l’accueil autrement plus chaleureux réservé à votre compagne (une très belle femme, tout le monde en a toujours convenu et cela, d’autant plus qu’en ce qui vous concerne, vous n’avez jamais été qualifié de « très bel homme »).

 Passer à table.
 D’autorité, le serveur vous fait endosser le rôle du volontaire pour goûter le vin.
 Le trouver excellent.
 Mais une fois les autres invités servis, les entendre tous se plaindre d’un méchant goût de bouchon. Prétextez avoir été enrhumé récemment, ce qui a pu nuire à vos capacités gustatives – mais personne ne vous écoute.

 Au moment où sont apportées les entrées, provoquer l’hilarité générale en confondant crabe et surimi.

 Manger la tête dans votre assiette et sans participer aux conversations. Pendant ce temps, votre femme se fait outrageusement courtiser sous votre nez par un blanc-bec éméché.
 Le blanc-bec éméché a une longue mèche de cheveux qui lui tombe devant les yeux.
 Songer aller chercher une paire de ciseaux pour couper cette fichue mèche – mais ne pas oser (ne pas oser non plus demander au blanc-bec éméché l’adresse de son coiffeur, histoire de ne jamais risquer d’y mettre les pieds).

 Le blanc-bec éméché agit exactement comme si vous n’étiez pas là. Ou comme si vous étiez transparent.

 Ce vous qui devient vite insupportable.

 Vous imaginer vous lever et d’une voix forte devant l’assistance médusée, interpeler vertement le blanc-bec éméché : « Monsieur, il suffit ! La façon dont vous entreprenez mon épouse est une offense que je ne tolérerai pas plus longtemps. J’attends vos témoins demain à l’aube. Vous me rendrez Justice ! »
 Vous souvenir que nous sommes en 2018. Et que les duels n’ont plus cours.
 Ronger votre frein en cogitant.
 Vous imaginer vous lever et d’une voix forte devant l’assistance médusée, interpeler vertement le blanc-bec éméché : « Toi, tu sors dehors tout de suite. Je vais te démolir, mon pote ! »
 Vous souvenir que le blanc-bec éméché, outre une carrure de décathlonien, vous dépasse d’une bonne tête tandis que vous n’êtes vous-mêmes pas au mieux de votre forme (un peu barbouillé, ces temps-ci).
 Envisager d’autres hypothèses.
(...)

A suivre dans "CARNET DE ROUTE" / Année zéro
A paraître chez Bookless Editions

Vin de Bordeaux Grand Cru sur chemise blanche


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