lundi 9 novembre 2015

Clodo

40
Les rêves d’Esthel (roman)

Extrait :


 Dehors, dans la nuit. Le clodo chancelle sur la chaussée humide, pitoyable dans son pardessus délavé.
- Viens, dit Anthony.
 L’autre le suit, docile.
 La voiture d’Anthony, une tache blanche dans la rue sombre.
- Monte.
- On va où, camarade ?
- Tu verras. Je vais te montrer quelque chose.
 Il n’en faut pas plus au clodo que ce quelque chose. Parce que quelque chose, c’est toujours mieux que rien.

En voiture


 Ils roulent. Personne dans les rues. A cette heure, tout le monde dort. Tous les gens normaux, ceux qui ont un toit. Une famille, un travail.
 Peut-être même les trois à la fois.
 Le clodo marmonne des bribes de chansons aux mélodies approximatives.
 Ils s’éloignent de la ville, pleine campagne. Le clodo devient silencieux.
- Hé mec, tu m’emmènes où ?! lâche-t-il soudain méfiant, comme si la perte d’un décor familier de béton et d’asphalte lui faisait recouvrer un brin de lucidité.
- Chez moi. T’inquiète, ce soir tu dormiras dans un lit. Au chaud.
- T’as une maison ?
- Ouais.
- Et une femme ?
 Anthony tique.
- Pourquoi tu me demandes ça ?
- Parce qu’elle sera peut-être pas trop contente de me voir…
- Non. Je vis seul.
 Anthony ralentit, emprunte un chemin de terre. Il s’arrête en pleine forêt, au milieu de nulle part. Sans les phares de la voiture, ils seraient dans l’obscurité totale.
- Mais on est où, là ?
 Anthony coupe le contact.
- Je te l’ai dit, je veux d’abord te montrer quelque chose.
 Il descend de voiture, disparaît pour s’en aller fouiller dans le coffre arrière.
- C’est quoi, que tu veux me montrer ?
- C’est là. Viens voir.
- Là, où ?
- Viens, je te dis !
 Le clodo hésite, jure pour lui-même et finit par bouger ; sous ses pieds, un tapis de feuilles mortes.
- T’es où ? Je te vois pas.
 En dehors des feux de la voiture, c’est partout l’obscurité. Un vent glacial siffle entre les feuillages des arbres.
- Ici !
 Le clodo se retourne. Ce sera sa dernière vision ici-bas, l’ombre d’Anthony et de la pelle de terrassier brandie au dessus de sa tête ; la seconde d’après, la pelle lui fend le crâne en deux.

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