1
- Ma chérie, tout va
bien ?
Pas de réponse.
Andreas posa la main sur la poignée et
l’actionna doucement. Ainsi qu’il le pressentait, la porte était verrouillée de
l’intérieur. Il crut distinguer des sons étouffés, comme des gémissements.
Ou des pleurs.
- Steffi, s’il te plaît !
Tu veux bien m’ouvrir ?
- Laisse-moi ! cria une
voix de femme.
- D’accord, ne t’énerve pas.
Je vais attendre.
Andreas faillit ajouter « que tu te calmes » mais cela n’aurait fait que décupler la
hargne et le désespoir de sa compagne. Il se félicita de ne pas avoir laissé
échapper ces mots. Mince victoire. Il s’adossa contre le mur du couloir et se
laissa glisser jusqu’à se retrouver assis, cul par terre.
Voilà.
Attendre.
Il ne lui restait plus que ça à faire.
Pas besoin d’être devin pour deviner la cause
de ce désespoir soudain.
Le test de grossesse.
Négatif à tous les coups.
Ça devenait un vrai problème. Depuis que
Steffi s’était mise en tête d’avoir un enfant, chaque mois, la tension montait
d’un cran. Jusqu’où cela irait-il ?
Bien sûr, lui aussi était déçu. Mais il était
convaincu qu’il suffisait de se montrer patient. Il n’y avait aucune raison
pour que Steffi ne finisse pas par tomber enceinte.
Ce qui l’ennuyait davantage, c’était d’être
obligé d’attendre sans rien pouvoir entreprendre. Alors qu’il avait tellement
de choses à faire !
Au bout de vingt minutes, n’y tenant plus, il
tenta une nouvelle approche :
- Steffi ? Steffi, tout
va bien ?
- MAIS TU COMPRENDS LE
FRANÇAIS, OUI OU NON ? LAISSE-MOI, JE TE DIS !
Le ton lui ôta toute velléité de discussion.
Il retourna s’asseoir par terre, contre le
mur.
Quand la porte des toilettes s’ouvrit enfin,
au bout d’un temps qui lui parut interminable, Steffi avait le visage ravagé de
larmes.
- Steffi, mon amour…
- Laisse-moi. S’il te plaît,
laisse-moi ! Tu ne comprends pas que j’ai besoin d’être seule ?
Elle disparut dans leur chambre. Il était
inutile d’insister.
2
Le lendemain matin au petit-déjeuner, ni l’un
ni l’autre ne revint sur cet épisode et chacun vaqua à ses occupations.
La journée se déroula sans fait notable. Mais
en soirée, alors qu’installé à son bureau, Andreas travaillait à la préparation
de ses cours, Steffi vint le trouver avec cette expression un peu vindicative
qu’il ne lui connaissait que trop bien.
- Je peux te parler ?
- Bien sûr. Je t’écoute.
- J’ai quelque chose à te
demander.
Elle restait debout dans l’embrasure de la
porte, manifestement hésitante sur la façon d’aborder le sujet.
- Ce n’est pas facile pour
moi…
Ces précautions inhabituelles ne manquèrent
pas d’alerter Andreas – Steffi était du genre rentre-dedans. Tourner autour du
pot ne lui ressemblait pas.
- Si tu me disais de quoi il
s’agit ? murmura-t-il, vaguement inquiet.
- Je voudrais que tu prennes
ceci.
Elle lui montra l’objet dont il était
question. Ça tenait entre le pouce et l’index, elle le lui donna.
- Qu’est-ce que c’est ?
- Un cilice.
- Excuse-moi, mais je vois
juste un caillou.
Un caillou, oui. Un caillou tout ce qu’il y
avait de plus banal. Un vulgaire caillou.
Andreas la dévisagea sans comprendre.
- Qu’est-ce que tu veux que
je fasse avec ça ?
- Je voudrais que tu le
mettes dans ta chaussure. Au moins deux heures par jour.
Comme il continuait de la dévisager sans
comprendre, hébété, elle poursuivit :
- Je sais, c’est
irrationnel. C’est peut-être même complètement stupide. Mais je me suis mis en
tête que si je n’arrivais pas à être enceinte, c’est parce que nous vivons de
façon trop égoïste, sans nous préoccuper des autres ni de la misère d’autrui.
Je ne sais pas comment l’exprimer mais… j’ai le sentiment qu’il faut que nous
fassions quelque chose pour les autres. Pour le monde qui nous entoure, tu
comprends ? Quelque chose de bien. De beau.
Andreas l’écouta sans l’interrompre.
Oui, bien sûr il comprenait. Il comprenait
surtout que de nouveaux ennuis pointaient à l’horizon. De ceux dont Steffi
avait le secret.
- Tu peux m’expliquer le
rapport avec ce caillou ?
- Accepter ce cilice, c’est
participer à la souffrance du monde. C’est aussi une façon de la soulager.
- Tu n’es pas
sérieuse ?
- Je ne l’ai jamais autant
été.
Il réprima une grimace.
- Tu plaisantes, hors de
question que je mette délibérément un caillou dans ma chaussure !
- Andreas, écoute-moi. Il
n’est pas question de t’y obliger. Déjà parce que j’en serais incapable,
ensuite parce que ça doit venir de toi. J’ai besoin que tu m’aides de ton plein
gré, tu comprends ? Je n’en peux plus de vivre avec tout ce fric, cette
opulence…
- Attends Steffi, je ne peux
pas te laisser dire ça. D’accord, nous vivons à notre aise, sans problème de
fin de mois. Mais à t’entendre, on dirait que nous sommes riches à
millions ! C’est loin d’être le cas. Nous faisons partie de la classe
moyenne supérieure, sans plus.
- Mais Andreas, tu
t’entends ? Ouvre les yeux et regarde autour de toi ! Tu viens d’une
famille friquée. Tes parents t’ont payé tes études sans que tu aies besoin de
lever le petit doigt pour participer à leur financement. À présent, tu vis dans
un petit monde en circuit fermé, un univers de professeurs d’université. La
seule incertitude de la plupart d’entre vous, c’est investir ou non dans
l’achat d’un pied-à-terre à la Baule ou au Cap Ferrat ! Alors que la
réalité, ce sont tous ces gens qui pointent au chômage ou peinent à boucler
leurs fins de mois. Et je ne parle même pas de ceux qui risquent leur vie pour
traverser la Méditerranée sur un canot pneumatique. En comparaison, nous sommes
des nantis. Des privilégiés.
- J’entends bien, mais je ne
vais quand même pas m’excuser de venir d’une famille qui a les moyens. Et je
n’ai pas non plus l’impression d’avoir volé ce que j’ai acquis. J’ai travaillé
dur pour décrocher mes diplômes. Et plus tard, mon poste de professeur à
l’Université.
- Nous y voilà. J’étais sûre
que tu allais me sortir quelque chose de ce genre-là. Tu ne t’en rends pas
compte mais tu es le prototype du parvenu, persuadé qu’il ne doit sa réussite
qu’à son propre mérite. Les autres n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes s’ils
sont mécontents de leur sort. C’est bien ce que tu penses, non ? Ose dire
que je me trompe !
Andreas détestait la tournure que prenait cet
échange, une tournure qu’il ne connaissait que trop – Steffi attaquait sous
tous les angles tandis que lui, soucieux de ne pas envenimer la situation, se
contentait d’une posture défensive. Et se cantonner à la défense n’était
assurément pas la meilleure façon de se défendre. Mais pouvait-il faire
autrement ?
- Dit de cette façon, tu
m’attribues une vision particulièrement simpliste de la réalité.
- Peut-être mais c’est quand
même l’idée, non ? Après toi, la fin du monde…
- Non, c’est faux.
- Pourquoi ? Parce que
ça te gêne de te l’entendre dire ?
- Absolument pas. Je dis que
c’est faux parce que ça l’est, c’est tout.
- D’accord. Alors cite-moi
une action – une seule ! – que tu aurais faite de façon complètement
désintéressée, sans que ton intérêt soit en jeu.
- Heu… attends, laisse-moi
réfléchir.
- Ne te fatigue pas, avait
murmuré Steffi d’un ton las. Il n’y en a pas.
En son for intérieur, Andreas dut reconnaître
que sur ce plan, Steffi n’avait peut-être pas tout à fait tort.
- Je suis sans doute un peu individualiste,
je l’admets. Et il n’est pas impossible que – ponctuellement – je me montre égoïste. Mais je n’ai jamais fait de
mal à personne, que je sache. Je ne fais pas partie de cette catégorie de gens
qui cherchent des poux dans la tête de leur voisin, voire essaient de les
écraser sous la semelle de leur chaussure pour se sentir exister.
Andreas crut avoir marqué un point.
- D’accord, tu n’es pas une
ordure et alors ? Tu crois que c’est suffisant ? Tu le crois
vraiment ?
- Je ne sais pas. Ça me paraît
tout de même être un bon début. J’avoue ne m’être jamais vraiment posé la
question. Je pense que chacun essaie de faire de son mieux avec ce qu’il a. Et
ce qu’il est. C’est tout.
- Tu vois, c’est justement cet
état d’esprit qu’il faut changer. Faire de son mieux ne suffit pas. Il faut
faire davantage.
Elle le regardait avec l’expression désespérée
d’une femme qui ne se sent pas comprise.
- Tout ce que je veux c’est
un bébé, tu comprends ? Un enfant avec toi.
- Tu sais bien que moi
aussi, c’est mon vœu le plus cher. Simplement, je crois que nous avons intérêt
à voir les choses de façon posée. Rationnelle. Ça ne peut que nous aider à
prendre les bonnes décisions.
- Ça veut dire quoi,
rationnelle ? Passer toute une batterie d’examens médicaux ?
- Ça veut dire adopter un
comportement normal, cartésien. Ne pas verser dans l’irrationnel.
- Mais tu peux me dire ce
qui est normal et ce qui ne l’est pas ? C’est normal que des gens, des
enfants crèvent de faim aux quatre coins de la planète pendant que d’autres
jettent des tonnes de nourriture à la poubelle ? C’est normal que des parents
n’aient pas de quoi payer la cantine scolaire de leurs enfants ? C’est
normal que…
- Attends, tu ne vas pas
m’énumérer toutes les injustices du monde ! Si tu le souhaites, si tu
penses que ça peut t’aider à… comment dire ? Éprouver moins de
culpabilité, on peut faire un don à des associations humanitaires.
Après tout, se dit-il, faire un don
permet de faire une bonne action en œuvrant à l’estime de soi. Et, ce qui n’est
pas négligeable, d’obtenir une réduction d’impôt proportionnelle à la hauteur
de son versement.
Steffi ne répondit pas tout de suite et
Andreas crut avoir trouvé le bon angle.
Il se trompait.
- Franchement Andreas, tu me
déçois. Faire un don, ce n’est pas suffisant et tu le sais très bien. On ne
peut pas se contenter de faire un chèque de temps en temps pour avoir
l’impression d’être des gens bien.
- Mais Steffi, tu
t’entends ? Tu parles de nous comme si nous étions coupables. Mais
coupables de quoi ?! D’avoir un travail, de vivre dans un appartement au
centre de Paris ? De ne pas réussir à avoir d’enfant ?!
- Je te parle de mon
mal-être et tu ne m’écoutes pas. Je n’arrive pas à être enceinte et ça me rend
folle !
- Je comprends mais ça ne
sert à rien de s’énerver. Assieds-toi et essayons d’envisager les choses
posément.
- C’est facile pour toi de
dire ça ! Toi, tu pourras quasiment procréer jusqu’à la fin de ta vie,
tandis que moi…
- Arrête Steffi, tu es jeune
encore.
- Mais je suis soumise à mon
horloge biologique. J’ai trente-quatre ans, Andreas. Et à partir de trente-cinq
ans, la fertilité de la femme est en chute libre. S’il te plaît, faisons
quelque chose. Pour une fois, faisons quelque chose !
La détresse de sa compagne le touchait au plus
profond. Andreas comprit que cette fois, son talent oratoire et ses promesses
risquaient de ne pas suffire. Il allait devoir agir. Il ne savait pas encore
comment mais il ne pourrait s’éviter de poser des actes.
Restait à savoir lesquels.
Andreas le diplomate affronta Steffi du
regard.
- D’accord, faisons quelque
chose. Mais alors faisons quelque chose d’utile, de sensé. Et pas n’importe
quoi comme cette histoire de caillou !
Andreas réfléchit à toute vitesse. Il lui
fallait trouver une idée qui le positionne non seulement comme acteur mais plus
encore, en tant que maître d’œuvre des actions à mener, de façon à l’exonérer
de ces inepties, genre cette idée de caillou dans sa chaussure.
Une image lui vint à l’esprit, celle d’un
homme encore jeune – probablement SDF -, qui trouvait régulièrement refuge dans
leur cage d’escalier.
- Tiens, par exemple cet
homme… ce vagabond que nous croisons tous les soirs ou presque en bas de
l’immeuble…
- Oui et alors ?
- Aidons-le.
Le regard froid et dur qu’elle lui jeta déplut
à Andreas.
- Tu veux vraiment
l’aider ?
- Puisque je te le propose.
- Je te préviens, je te
prends au mot !
- C’est bien comme ça que je
l’entends. Prends-moi au mot.
- D’accord. Alors va le
chercher.
- Pardon ?
- Tu croyais quoi ? Lui
donner une liasse de billets de vingt pour qu’il aille s’acheter un sandwich et
se payer une nuit d’hôtel ? TU VEUX QUE NOUS FASSIONS QUELQUE CHOSE, OUI
OU NON ?
- Steffi, calme-toi !
- Tu m’as dit que tu voulais
du concret, des actes alors si tu es sincère, VA LE CHERCHER !
- Je ne suis pas certain de
bien comprendre ce que tu souhaites…
À
présent, Steffi semblait épuisée, comme vidée de sa substance après un effort
violent. Elle poursuivit sans le regarder, d’une toute petite voix :
- Je voudrais lui offrir un
repas chaud. Un repas avec nous. Il pourra dormir dans la chambre d’ami. Après,
il s’en ira. Je changerai les draps, je laverai tout derrière lui mais nous
aurons au moins fait quelque chose. Quelque chose de gratuit. De beau.
- Tu es sûre ? Tu es
sûre que c’est ce que tu veux ?
- Certaine.
- Très bien, dit-il une fois
passé l’effet de surprise et sans trop savoir lui-même ce que ce « Très
bien » signifiait.
Steffi semblait plus calme à présent. Presque
apaisée.
Andreas se sentait pris à son propre piège. Il
se fustigea intérieurement pour avoir évoqué ce vagabond, dont le sort lui
importait autant que ses paires de chaussettes sales qu’il roulait le plus
souvent en boule sous son lit – charge à la femme de ménage de les récupérer
avant de les passer à la machine.
Il hésita encore un instant, se projetant dans
chacune des situations possibles.
1/ Donner satisfaction à Steffi et aller
chercher ce fichu SDF ?
ou
2/ Se raviser et tenir fermement la position
consistant à dire qu’il était « Hors de question qu’un
va-nu-pieds dormant dans la rue pose un seul orteil dans notre appartement
» !?
Chacune de ces situations présentait un
certain nombre d’avantages.
Et d’inconvénients.
Il les pesa brièvement dans sa balance
intérieure.
- D’accord. Je vais le
chercher.