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Les rêves d’Esthel (roman)
Extrait :
Madame Galthier
essuie la nappe cirée en maugréant. C’est toujours la même histoire : tant
qu’il reste à boire et à manger, on peut compter sur Georges. Mais sitôt qu’il
s’agit de ranger, débarrasser, là il n’y a plus personne ! Madame Galthier
jauge son époux d’un air revêche. Le voilà encore endormi dans sa position
favorite : avachi dans son fauteuil devant la télé allumée. Ses lunettes
rondes lui ont glissé sur le nez tandis que de sa bouche entrouverte s’échappe un
ronflement repu.
Consternant.
Tout à l’heure,
pour leur quarante-troisième anniversaire de mariage, ils se sont offerts un
repas de fruits de mer, le pêché mignon de Georges. Lui est originaire de Charente-Maritime.
Il aurait bien aimé passer sa retraite là-bas mais Madame Galthier s’y est
toujours opposée. Paris, c’est sa ville. Elle y a vécu toute sa vie, n’a jamais
envisagé de vivre ailleurs. Elle se sent chez elle dans la capitale.
En sécurité.
- Georges !
Hors de question
de petit-déjeuner demain matin avec une odeur de fruits de mer dans les
narines.
- Georges, il faut descendre la poubelle !
Lui bougonne sans ouvrir
les yeux.
- Laisse-moi encore
cinq minutes ! l’entend-elle quémander d’une voix pâteuse.
Toujours le même
refrain. Comme d’habitude, Georges se réveillera à trois heures du matin dans ce
même fauteuil. Et demain, il se plaindra d’avoir mal au dos.
- Tu exagères, quand même !
Madame Galthier serre
le cordon de sa robe de chambre avant de s’atteler à celui du sac plastique noir
anthracite qui contient les reliefs de leur repas. Elle sort sur le palier et
appelle l’ascenseur en espérant ne croiser personne - c’est humiliant de
descendre la poubelle pour une femme de son âge alors que son mari est toujours
valide.
Heureusement, le
hall de l’immeuble est désert. Madame Galthier pousse la porte du local à
poubelles, l’interrupteur délivre une lumière blafarde de fin du monde.
Au moment de
soulever le couvercle pour y abandonner ses détritus, elle aperçoit la forme
tassée dans un coin contre le mur.
- Oh, vous m’avez fait peur !
La forme s’anime et
se déplie, revêt l’apparence d’une silhouette masculine.
« Peut-être un drogué ! »
s’inquiète Madame Galthier.
- Monsieur, je ne sais pas qui vous êtes mais vous n’avez
rien à faire ici. Partez ou j’appelle la police !
La forme marmonne
quelque chose d’inintelligible. Madame Galthier croit comprendre qu’il est
question d’un téléphone portable qu’elle aurait dans la poche de sa robe de
chambre et que la forme souhaiterait utiliser.
- Mais qu’est-ce que vous racontez, je n’ai pas de…
La soudaineté et la
violence du coup ne lui permettent pas d’achever sa phrase.
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