Sujets classés par ordre alphabétique dans la colonne de gauche, sous l'intitulé "Libellés"

541 articles

dimanche 9 décembre 2018

Quand j'étais jeune, j'ignorais que l'Éternité passerait si vite (suite du n°60)


Puisque vous la souhaitiez, voici la suite de la nouvelle inachevée « Atchoum ! » (le n°60) – et donc le « 60 bis » créé spécialement pour vous (ci-dessous l’histoire en entier).
Bonne lecture (et surtout bon appétit !)

« Atchoum ! »


La journée, Monsieur Guérin travaillait aux écritures. De longues et fastidieuses journées qui démarraient tôt et finissaient à la nuit tombée, avec une brève coupure pour la pause-déjeuner. Monsieur Guérin faisait comme les autres, il amenait sa gamelle et mangeait froid (plus tard, le Front populaire améliorerait la condition des travailleurs mais nous n’en étions pas encore là).Sitôt son labeur terminé, Monsieur Guérin évitait de repasser par sa chambre mansardée, quartier Belleville. Il prenait le chemin de la gargote où il avait ses habitudes, un établissement aux vitres embuées par la fumée des cigarettes. On y servait un repas ouvrier copieux et bon marché, quoi qu’un peu gras.
C’était un endroit sans manières où les clients étaient priés de s’asseoir les uns à côté des autres, formant de longues tablées comparables à celles d’une cantine de bas étage. La grosse serveuse rougeaude déposait les litrons de rouge à volonté sur les tables. Elle avait ses têtes et s’il lui arrivait de donner du rab, elle ne les octroyait qu’à celles-là.
Sitôt installé, Monsieur Guérin avait noué sa serviette autour de son cou. Il avait beau être maigre comme un clou, il avait de l’appétit. Sans qu’aucun mot ne soit échangé, la rougeaude avait déposé une assiette fumante de hachis Parmentier (fait avec les restes de la semaine) devant lui et Monsieur Guérin s’apprêtait à goûter le seul véritable plaisir de sa journée quand son voisin de droite, un lourdaud massif aux yeux porcins, éternua en plein dans son assiette.
- Excusez-moi ! bredouilla l’autre la goutte au nez.
Avant d’éternuer encore – et toujours en plein dans l’assiette de Monsieur Guérin. Suite à quoi le lourdaud aux yeux porcins éclata d’un rire luciférien.

Un instant, Monsieur Guérin demeura interdit devant tant de grossièreté. Indigné, les mots lui manquaient.
- Vous pourriez faire attention ! finit-il par murmurer.
- Hé quoi, bonhomme ? Vous n’allez pas me faire un procès pour quelques postillons. Et si vous n’en voulez plus, j’ai encore faim moi ! ironisa le lourdaud en découvrant une rangée de dents noires.
« Ainsi donc, le fait d’éternuer dans mon assiette n’était pas accidentel. Non, cette vilénie relevait d’un stratagème. Quel ignoble personnage ! » songea Monsieur Guérin.
Un autre que lui aurait immédiatement demandé réparation. Mais étant de constitution fragile, Monsieur Guérin ne faisait pas le poids face à la masse du lourdaud - il ne le savait que trop.
Alors que faire ? Ingurgiter cette nourriture souillée comme si de rien n’était ? Se draper dans sa dignité, sortir sans toucher à son assiette pour rentrer le ventre vide ? A peine commencée, l’autre lui avait gâché sa soirée – sans que Monsieur Guérin ait pourtant rien fait pour mériter cela. Cette injustice le révoltait intérieurement. Pourquoi fallait-il toujours que chacun s’efforce de tirer la couverture à lui, au mépris de l’intérêt des autres hommes ?
Monsieur Guérin en était là de ses réflexions quand, manifestement frigorifié, un pauvre bougre aux airs de chien battu prit place à côté de lui. Monsieur Guérin crut se souvenir l’avoir vu mendier au coin d’une rue. Sans attendre, la rougeaude lui apporta à lui aussi son assiette de hachis Parmentier (fait avec les restes de la semaine). Comme le malheureux ne faisait pas partie des habitués, son assiette était un peu moins copieuse.
Voyant cela, le timide Monsieur Guérin se sentit pris d’une inspiration subite :
- Il semblerait que vous soyez moins bien servi que nous, mon brave. Tenez, prenez mon assiette – je me contenterai de la votre ! Vous avez davantage besoin que moi de reprendre des forces.
Et ce disant, il échangea d’autorité les deux assiettes.
- Dieu vous bénisse, Monsieur ! rétorqua l’homme aux airs de chien battu.
Mais déjà, Monsieur Guérin ne l’écoutait plus – bien trop occupé à faire honneur au hachis Parmentier (fait avec les restes de la semaine).

Un mendiant
Mendiant

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire