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jeudi 6 février 2025

Il est interdit de fumer dans un hôpital (un conte noir)

 

Panneau interdit de fumer
Interdiction de fumer

 Une chambre d’hôpital.

 Deux lits. Dans le premier, un homme encore jeune à l’air déprimé, les yeux rivés sur le plafond. Dans le second, une petite vieille, chétive mais au regard perçant.

 Soudain, l’homme encore jeune au regard déprimé se met à parler tout haut – sans cesser de fixer le plafond :

- J’ai toujours fait tout ce qu’on m’a demandé. Tout ce que l’on attendait de moi. Quand j’étais petit, je travaillais bien à l’école. J’avais de bonnes notes, j’étais même premier de la classe et mes maîtres étaient contents. Plus tard, j’ai fait des études, comme le souhaitaient mes parents. Je me suis marié et je n’oublie jamais d’offrir un bouquet de fleurs à ma femme, le jour de la Saint-Valentin. Je lui ai fait deux enfants, un garçon et une fille – exactement comme elle le voulait. Je mange cinq fruits et légumes par jour - du bio, je précise. Je trie mes déchets. Je fais en sorte de dormir entre sept et huit heures par nuit et j’évite de manger de la nourriture transformée. Je paie mes impôts et je me fais un devoir de voter à chaque élection. Je vais au travail à vélo, pour ne pas polluer. Quand mon patron me demande de faire des heures supplémentaires, je ne rechigne jamais à la tâche. J’ai suivi les préconisations du ministère de la Santé et me suis fait vacciné contre la Covid. Je n’ai jamais fumé de ma vie. Et maintenant, on me dit que j’ai une maladie incurable qui va me faire mourir alors que je n’ai même pas quarante ans !?

- C’EST BIEN FAIT POUR VOUS ! lui rétorque la petite vieille.

- Hein ? Mais pourquoi est-ce que vous me dîtes ça ?! s’indigne l’homme encore jeune au regard déprimé.

- Il ne fallait pas croire tout ce que l’on vous a raconté. C’est votre faute.

- Je ne sais pas si c’est ma faute. Mais c’est méchant de votre part, de me parler comme ça.

- Vous êtes un premier de la classe doublé d’un benêt, Monsieur. Et les gens comme vous n’ont que ce qu’ils méritent : le courroux de Dieu.

- Je ne vois pas ce que Dieu a à faire là-dedans !

- Pour être honnête, moi non plus. Mais c’est le terme qu’on utilise, quand on ne sait pas qui est responsable.

 

 La petite vieille a maintenant une cigarette entre les lèvres. Elle se l’allume et aspire la fumée avec délectation.

- Hé, mais qu’est-ce que vous faites ?! réagit l’homme encore jeune au regard plus déprimé que jamais.

- Ça ne se voit pas ?

- Vous fumez !

- Quelle perspicacité. Je comprends que vous ayez été le premier de la classe.

- Mais c’est interdit, de fumer dans une chambre d’hôpital !

- C’est possible. Et alors, Monsieur le premier de la classe ?

- Alors, vous enfreignez la Loi ! Éteignez tout de suite cette cigarette !

- Sûrement pas. Vous n’avez qu’à appeler la police, si vous n’êtes pas content.

 L’homme encore jeune au regard déprimé baisse la tête, désappointé.

- Oh et puis après tout… vous pouvez m’en donner une ?

- Une quoi ?

- Une cigarette.

- Je croyais que vous ne fumiez pas ?

- Effectivement. Mais j’ai changé d’avis. Je suis foutu, alors…

 À cet instant, un médecin accompagné d’une infirmière entre dans la chambre et s’adresse à l’homme encore jeune au regard déprimé :

- Je suis désolé, mais nous avons fait une erreur. Nous avons interverti vos examens avec ceux de votre voisine, dit-il, penaud, en évitant le regard de la petite vieille.

- Quoi ? Vous plaisantez ?!

- Absolument pas. En fait, vous n’avez rien. Vous n’avez eu qu’un malaise vagal passager, vous pouvez rentrer chez vous.

- Et moi ? interroge anxieusement la petite vieille, en cachant sa cigarette derrière son dos.

- Vous, par contre… vous restez ici, murmure le médecin, peu à l’aise.

- Combien de temps ?

- Vous avez des personnes que l’on peut prévenir ? élude délibérément le médecin.

- Non.

- De la famille ? Des amis ?

- Non, personne. Je vis seule.

 Le médecin affiche une moue ennuyée.

- Je vous laisse, j’ai d’autres personnes à voir. Je repasserai.

- Au revoir et merci ! s’exclame l’homme encore jeune, dont le regard pétille dorénavant de la joie de vivre.

 

 Resté seul avec la petite vieille, il sort de son lit et entreprend de s’habiller.

- Hé, bien ! Je vais vous laisser.

- Je suis contente pour vous, murmure la petite vieille.

- Merci.

 Alors qu’il lace ses chaussures en silence, la petite vieille tente une dernière approche :

- Vous reviendrez me voir, Monsieur le premier de la classe ?

- Je ne crois pas, non. Vous savez, vivre sainement, ça prend du temps. Et si je gère mon temps au mieux, je n’aurai pas le temps de revenir. Prenez soin de vous ! conclut-il en quittant la chambre prestement et sans se retourner.

 

 Une fois seule, la petite vieille sort une autre cigarette. Elle hésite manifestement à l’allumer. Et finit par la ranger dans son paquet.


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