vendredi 17 janvier 2025

J'aurais voulu naître dans une famille riche (un conte noir)

  J’aurais voulu naître dans une famille riche.

 Je n’aurais eu aucun souci, aucune interrogation quant à mon avenir. Et aucun choix à faire puisque tout aurait été tracé à l’avance, une autoroute rectiligne et dégagée.

 Il m’aurait suffi de m’asseoir dans le fauteuil de mon père et reprendre de facto la tête de l’entreprise qui porterait mon nom.

 L’essentiel de mon rôle consisterait à siéger dans des conseils d’administration, serrer des mains en hochant la tête et signer des parapheurs d’une épaisseur comparable à celle de l’Ancien Testament.

 Bien sûr, il me faudrait au préalable entreprendre des études dans l’une des écoles parmi les plus réputées des Etats-Unis. Études au cours desquelles je me contenterais d’assurer une sorte de service minimum, un gros chèque signé par mon père validant mes évaluations de fin d’année.

 Car être issu d’une famille riche n’est pas incompatible avec l’envie de s’amuser ! Personne ne peut se voir contraint de passer sa vie à étudier, n’est-ce pas ?

 Aussi, en parallèle de mes études – et parfois au détriment de celles-ci, il faut bien l’avouer –, je m’amuserais lors de soirées débridées dans des boîtes de nuit à la clientèle triée sur le volet ; le champagne coulerait à flots et les plus belles femmes me tomberaient dans les bras sans que je n’aie besoin de lever le petit doigt.

 De temps à autre, je m’octroierais une petite ligne de coke, pour le fun.

 Quant aux lendemains de fête, ce serait gueule de bois carabinée et cocktail d’aspirine – j’exploserais mon réveil en le jetant contre le mur, la tête sous l’oreiller jusqu’à quatre heures de l’après-midi.

 Une fois mon diplôme en poche, je passerais quelques années à partager les responsabilités avec mon père, le temps d’apprendre. Lors de cette période de transition – qui pourrait durer une dizaine d’années, voire un peu plus, mon père ayant du mal à se résoudre à passer la main –, j’assurerais essentiellement une fonction de représentation. En gros, je serrerais des mains lors de réceptions, ma carte de visite toujours prête avec l’idée de saisir la moindre occasion pour développer mon carnet d’adresses.

 Je voyagerais aux quatre coins du monde en jet privé et passerais la moitié de l’année en vacances de rêves sur des îlots paradisiaques ou sur les pistes noires de Courchevel, voire dans les casinos de Las Vegas.

 J’enchaînerais les aventures jusqu’au moment où me viendrait l’envie de me poser. Je choisirais mon épouse d’abord pour sa beauté plastique, ensuite pour ses qualités de dévouement et de fidélité ; par certains côtés, ma compagne me rappellerait peut-être ma mère – le sex-appeal en plus.

 Et j’aurais très vite deux ou trois très beaux enfants.

 Revers de la médaille, comme tout me serait toujours tombé cuit à point dans le bec, mon niveau de compétences quant à ma capacité à faire face aux obstacles demeurerait ridiculement bas.

 De fait, n’ayant jamais eu à lutter pour quoi que ce soit, la moindre difficulté me plongerait dans des abîmes d’angoisse.

 Ceux-ci me mèneraient inexorablement vers la dépression.

 Et seul le suicide mettrait fin à mon calvaire.


 À bien y réfléchir, il eut peut-être été préférable de naître dans une famille pauvre.

 Très pauvre. Dépourvue de tout.

 J’aurais été le dernier d’une fratrie de sept ou huit et ma mère aurait eu les mains rouges à force de faire des ménages (la faute aux produits détergents agressifs pour la peau, ma mère n’ayant pas les moyens de s’offrir le luxe de porter des gants).

 J’aurais à peine connu mon père, silhouette aux contours flous dans ma mémoire de gosse, peut-être plus fantasmée que réelle.

 Bien sûr, mes conditions de vie précaires ne m’auraient pas permis de mener une scolarité normale et je me serais retrouvé à travailler très tôt – sans déclaration ni sécurité sociale -, pour aider ma mère à subvenir aux besoins de notre famille.

 Pauvre et sans éducation - mais non dépourvu d’intelligence -, j’aurais très vite compris n’avoir aucun avenir. En guise d’exutoire, je me serais tourné vers la boxe.

 Tel un fauve, je serais monté sur le ring la haine chevillée aux tripes, animée par une intense soif de revanche et d’ascension sociale.

 J’aurais multiplié les mauvaises fréquentations et me serais laissé convaincre de tremper dans des combats truqués, l’appât du gain en ligne de mire.

 Ce qui m’aurait valu des inimitiés.

 Un matin, on aurait retrouvé mon corps criblé de balles dans une décharge à ciel ouvert.

 Et puis non.

 Je crois que je vais finalement me contenter d’être moi.

 Un type qui passe une partie de son temps à écrire des histoires qui n’existent pas.

écrivain orange et mauve
Un type qui écrit des histoires


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