FEMME À PETIT CHIEN
J’ai ouvert les yeux assis sur le siège de ma
Bentley au milieu de nulle part, en plein désert. Les paupières encore
brûlantes d’un mauvais sommeil, j’ai tenté de déplier mes jambes ankylosées,
j’aurais bien voulu qu’il s’agisse d’un cauchemar mais non, tout ça était bien
réel.
Le jour se levait en mince liseré orangé sur
la ligne d’horizon et je me sentais aussi frais qu’un gardon sorti de l’eau,
abandonné sur la berge par un pêcheur négligent. Un coup d’oeil à ma montre,
6h43. Je venais de dormir quatre heures. Déjà une semaine que je tenais sur ce
rythme, ça commençait à tirer dur. Et même un peu plus.
La gorge aussi râpée que si j’avais mâché du
papier de verre, je m’en suis quand même grillé une. Envie féroce d’un café
noir. Noir et brûlant, avec des brioches sucrées. Et un bain chaud plein de
mousse.
Allongée en chien de fusil sur la banquette
arrière, Miss Monde dormait toujours. Comment j’avais pu m’embarquer avec elle
dans cette histoire de dingue ? La situation me dépassait complètement.
Une seule certitude, s’ils nous rattrapaient, ils nous feraient
la peau. Mieux valait éviter de stationner trop longtemps au même endroit.
Alors j’ai allumé une clope au mégot de la précédente et j’ai enclenché le
contact. Et vogue la galère !
Le jour se levait, on aurait dit que le ciel
s’enflammait au dessus des collines. Mon plan, c’était d’abord passer la
frontière canadienne côté ouest puis traverser l’Ontario et poursuivre jusqu’à
Trois-Rivières, j’espérais trouver une planque là-bas. Quand à Miss Monde,
j’avais bien l’intention de la larguer à Vancouver, sitôt franchie la
frontière.
La route. Monotone. Des centaines de
kilomètres de paysages arides et de rocailles sur fond bleu. Des endroits
perdus où personne n’aurait jamais idée de poser un pied, sinon le temps
d’aller pisser. Et encore, en faisant attention à ne pas marcher sur un crotale
ou un truc dans le genre.
Je pouvais rouler dix minutes sans croiser
personne. De temps en temps, une station-service, un motel surgissait du néant.
Des îlots de vie qui contrastaient avec le paysage désert. Bon Dieu, qui
pouvait vivre dans des endroits pareils ?! Le soleil grossissait à vue
d’œil, éclaboussait le pare-brise d’un flot de lumière crue. Je commençais déjà
à ruisseler. Encore une journée torride en perspective.
- J’ai faim.
Dans mon dos, la voix de Miss Monde.
Manquait plus qu’elle !
- Moi aussi.
- Bon alors,
t’attends quoi pour t’arrêter ?
- Vaut mieux
essayer de prendre un maximum d’avance.
Nos regards se sont croisés dans le
rétroviseur.
- Tu veux ma
photo ?
- Ça va, tu me
parles autrement ! Je te signale qu’on est tous les deux dans la même
galère alors essaie de te montrer un peu plus coopérative ! Tu
connais le sens de ce mot, coopérer ?
- Tu me prends
pour une conne ?
Ca s’appelait
une perche tendue. J’ai pris.
- Je crois bien,
ouais.
- Espèce de
salaud ! Ca t’as pas suffi de tuer Jappy ?!
- Je l’ai pas
tué.
- Si !
- Non.
Je me suis dit fais un effort. Après
tout, on devait encore faire un bout de route ensemble.
- Ecoute, si tu
veux je t’en rachèterai un autre.
- Ce sera pas le
même. C’est Jappy que je veux !
Elle m’en voulait depuis que Jappy était mort.
C’était pourtant pas de ma faute. Enfin… d’accord, ça se discutait. Jappy était
passé sous les roues d’un camion lancé plein gaz en ligne droite. Autant dire
qu’il n’en était pas resté grand-chose, sinon une bouillie pleine de poils.
Jappy c’était son chien, un corniaud frétillant et baveux qu’elle serrait
contre ses seins exactement comme si ç’avait été la huitième merveille du
monde. L’accident remontait à deux jours. Je venais de stopper sur le bas-côté
le temps d’une pause rapide, j’avais eu la mauvaise idée d’ouvrir la
portière côté route. Jappy avait aussitôt bondi hors de la Bentley. Manque de
bol, le camion était passé juste à ce moment-là.
Il avait fallu récupérer les restes du
corniaud et creuser un trou dans la terre sèche avec la pointe de mon couteau
et 40° à l’ombre. Sauf que de l’ombre, il n’y en avait pas. J’avais transpiré
comme une bête, Miss Monde avait pleuré le reste de la journée.
- On pourrait au
moins s’arrêter manger quelque chose !
- Pas tout de
suite.
- Mais alors
quand ? Tu veux nous faire mourir de faim ou quoi ?
- Fume, ça passe
l’envie de manger.
Je lui ai balancé mon paquet de blondes et
j’ai allumé la radio. Je crevais de faim moi aussi. Sans compter que j’aurais
bien échangé six mois de ma vie contre une bière bien fraîche. Mais je savais
ce qui se passerait s’ils nous retrouvaient. Ce qu’ils nous feraient. Et rien
que de l’imaginer, ça me fichait tellement la trouille que j’écrasais la pédale
d’accélérateur au risque de défoncer le plancher.
Je ne sais pas pourquoi mais j’ai songé à mon
grand-père. Le vieux avait cassé sa pipe depuis longtemps, je me suis souvenu
qu’il m’avait donné deux conseils. Le premier concernait la pêche à la mouche
et je l’avais complètement oublié. Le second touchait aux femmes.
« Petit,
méfie-toi des femmes à petit chien. Une femme qui préfère la compagnie d’un
chien à celle d’un homme, c’est une femme qui te causera des ennuis, tu peux
être sûr ! »
J’étais môme, je n’avais pas osé lui demander
comment il savait ça.
J’ai conduit jusqu’au point limite. Mes yeux
se fermaient tous seuls, je n’en pouvais plus. Sans compter que je ne m’étais
pas lavé depuis bientôt quatre jours – Miss Monde non plus d’ailleurs – et sans
prétendre être un maniaque de la propreté, ça commençait à devenir un vrai
problème. Je me suis résolu à m’arrêter au prochain motel. Après tout, eux
aussi devraient faire des pauses.
Le soleil déclinait quand j’ai aperçu la
pancarte du FAMILY MOTEL. J’ai quitté la route pour emprunter un chemin
caillouteux, le motel était à moins de cent mètres sur un terrain plat et sec.
Aussi loin que portait le regard, une terre aride s’étalait à perte de vue.
J’ai pilé dans un nuage de poussière.
Le motel se composait d’une douzaine de
bungalows au bois blanc délavé par le soleil. Poussés par le vent, quelques
buissons d’épines paraissaient fuir un ennemi invisible. Cet endroit ne me
plaisait pas vraiment mais j’aurais été incapable de rouler un kilomètre de
plus. Je me suis péniblement extirpé de l’habitacle, je venais de prendre dix
ans en une semaine. Sur la banquette arrière, Miss Monde était tranquillement
en train de se farder.
- Tu viens ou
quoi ?
- Une minute. Je
me maquille.
- Ca va te
servir à quoi ? Tu vois bien qu’il n’y a personne dans ce trou à
rat !
Ce n’était pas tout à fait vrai. Là-bas, un
jeune type au poil roux semblait bricoler ce qui, de loin, ressemblait à une
carcasse de vélomoteur. Il était le seul être vivant alentours et je me suis
dirigé vers lui dans l’air encore poisseux de chaleur.
- Bonjour.
- ‘jour, a fait
le rouquin, un jeune gars efflanqué aux mains noires d’huile et de cambouis.
Vu l’état du truc à moteur, ce petit gars
allait avoir bien du mal à lui redonner vie.
- On peut louer
une chambre, ici ?
Le rouquin m’a regardé de la même façon que si
je lui avais demandé de m’expliquer la théorie de la relativité. Il a
bredouillé un truc inintelligible en pointant du doigt l’un des bungalows. Je
l’ai remercié et je m’y suis rendu.
A l’intérieur, un vieux somnolait derrière le
comptoir de la réception. Une casquette de base-ball vissée sur son crâne
chauve, il avait la peau rouge brique et les rides du type qui a passé sa vie
en plein soleil. Derrière lui, la porte entrebâillée laissait voir une grosse
femme en train de manger un sandwich dégoulinant de ketchup. Captivée par le
programme TV, elle n’a même pas tourné la tête dans ma direction.
- Bonsoir. Il
vous reste une chambre de libre ?
Le vieux a rigolé le temps de me montrer ses
dents pourries.
- Vous
plaisantez, j’ai pas un client depuis trois semaines !
Nous allions être les seuls locataires. Pas
l’idéal pour passer inaperçus mais bon… j’ai essayé de prendre la chose du bon
côté.
- Dans ce cas,
je vais prendre la meilleure.
- Elles sont
toutes au même prix.
- Ça va,
donnez-moi celle que vous voulez ! j’ai répliqué, découragé.
- Z’êtes tout
seul ? m’a demandé le vieux tout en fouinant sous son comptoir à la
recherche des clefs.
- Non, je suis
avec… heu… ma femme. Nous sommes jeunes mariés.
Miss Monde est entrée à cet instant et à la
façon dont le vieux l’a regardée, j’ai cru qu’il allait avoir une attaque. En
réalité, elle était autant Miss Monde que moi prof d’Université. Elle avait
juste remporté un concours de tee-shirt mouillé au Québec mais c’était le style
de fille à faire la couverture en papier glacé d’un magazine pour hommes. Du
coup, c’est à elle que le vieux a tendu la clef. D’une main tremblante genre
maladie de Parkinson.
- V’là
m’dame ! C’est le bungalow du bout, le dernier. C’est celui où il y a le
meilleur matelas, a-t-il ajouté en me regardant avec une sorte de rictus.
Miss Monde s’est aussitôt tournée vers moi,
toutes griffes dehors :
- J’espère que
tu lui as demandé une chambre chacun !?
J’ai essayé de rattraper ce qui pouvait encore
l’être.
- On avait
convenu que…
- Je me fiche de
ce qu’on avait convenu ! Hors de question que je dorme dans la même
chambre que toi !
Le vieux en restait bouche bée. Quand à moi,
ça ne me plaisait pas, le chacun chez soi. Pour dire la vérité et même si
j’étais aussi crevé qu’un pneu réchappé, j’avais espéré une sorte de récompense
style repos du guerrier. Après tout, les kilomètres c’était moi qui les avais
alignés, non ?
- T’as peur que
je parte avec la bagnole ? T’as les clefs, non ?
Je n’aimais pas ça du tout. Je me suis tourné
vers le vieux :
- Vous avez
d’autres clients ?
- Non, m’sieur.
Y a que moi, ma femme et Joey.
- Joey ?
- Il est dehors,
vous l’avez sûrement croisé. Il a toujours rêvé d’être mécano, a ajouté le
vieux en haussant les épaules.
Après tout, qu’est-ce que je risquais ?
Je gardais les clefs de la Bentley, je voyais mal Miss Monde s’enfuir en
escarpins dans cette rocaille aride. Et puis quand bien même, qu’elle aille au
Diable !
- D’accord,
chacun sa chambre. Vous me réveillez demain à l’aube et je vous paie le double
du prix, d’accord ?
- Compris,
m’sieur !
Miss Monde a pris ses clefs avec des airs de
vierge effarouchée. Juste après avoir été chercher ses affaires dans la
Bentley, il a fallu qu’elle aille dandiner du postérieur devant ce pauvre
Joey ! Sans doute que ça devait l’amuser d’émoustiller ce petit gars.
Pendant ce temps, j’ai négocié quelques bières
et un repas équilibré avec le vieux – chips, salami et ketchup. Du coup, mon
moral est remonté d’un cran et je suis parti plus léger dans mon bungalow.
En fait de bungalow, il s’agissait d’une pièce
miteuse avec un lit deux places au matelas défoncé et de gros moutons de
poussière le long des plinthes. Vu l’état, le lino aurait remonté aux années
cinquante que ça ne m’aurait pas étonné. En annexe, j’ai trouvé un minuscule
coin douche avec lavabo et WC, le tout en moins de trois mètres carrés. Je
n’étais pas en mesure de faire le difficile ; n’empêche, cet endroit ne me
plaisait décidément pas.
J’ai descendu une bière au goulot avant de
prendre ma douche. Pas glacée mais presque. Dès que je tournais le robinet
d’eau chaude, la tuyauterie se mettait à branler comme si tout allait exploser.
Ensuite je me suis allongé sur mon lit où j’ai grignoté quelques chips en
sirotant mes bières.
La nuit est vite tombée et avec elle, mes
dernières réticences à me livrer au sommeil. Bizarrement, les mots de mon
grand-père me sont revenus en mémoire : « Ne fais jamais confiance
aux femmes à petit chien ! » Juste avant de sombrer, j’ai réalisé
que ma grand-mère ne se séparait jamais de son teckel nain. Et qu’aussi loin
que je me souvienne, mon grand-père avait toujours eu l’air triste.
Quand je me suis réveillé, la lumière du jour
filtrait par tous les interstices des volets fermés, la chambre était déjà
tiède. J’ai cherché ma montre sur la table de chevet – midi trente, l’horreur
absolue ! J’ai battu le record du monde d’enfilé de pantalon et me suis
précipité dans la fournaise du dehors. Le parking était désert. Ce qui, coincé
dans ce trou à rat, équivalait à mon arrêt de mort.
Inutile de regarder dans le bungalow d’à côté,
je savais déjà que Miss Monde ne s’y trouvait plus. Mais bon Dieu, comment
avait-elle fait pour démarrer la Bentley ? J’ai couru jusqu’à l’accueil.
Le vieux était derrière son comptoir, je l’ai empoigné par le col de chemise.
- Vous deviez me
réveiller à l’aube !
- J’y suis pour
rien, m’sieur ! C’est vot’femme, elle m’a dit que vous vous étiez, heu…
réconciliés. Qu’il fallait que je vous laisse dormir ou vous seriez pas
content !
- Et la Bentley,
comment elle a fait pour la démarrer, hein ?!
- C’est Joey qui
l’a aidée. Je pouvais pas savoir…
Joey, le mécano de mes deux ! Je
comprenais maintenant pourquoi elle avait fricoté avec lui la veille au
soir !
- Et où est-ce
qu’ils sont maintenant ! Ne me dis pas que tu ne sais pas où est ton fils
sinon…
- Mon… mon
fils ?! Je… je n’ai pas de fils !
- Mais…
Joey ?
- Joey, ce bon à
rien ?! Je le connais à peine depuis trois jours ! Aucun lien de
parenté avec lui, Dieu m’en garde !
Les bras m’en sont tombés. Du coup, j’ai lâché
le vieux.
- Heu… elle m’a
dit de vous dire qu’il fallait pas vous en faire, quelqu’un va venir vous
chercher.
- Quoi ?!
- Elle a demandé à téléphoner, même qu’elle savait
pas où on se trouvait. Alors je lui ai expliqué. Elle a laissé quelque chose
pour vous.
Je n’ai rien répondu, déjà cramé dans ma tête,
pétrifié par cette évidence que je ne pouvais m’empêcher de me repasser en
boucle : elle leur avait dit où j’étais…
Le vieux a posé quelque chose de rond sur le
comptoir. J’ai écarquillé les yeux cinq secondes avant de comprendre ce que
c’était. Un collier de chien.
Celui de Jappy.
Deux voitures noires ont pilé juste à ce
moment-là sur le parking en soulevant un énorme nuage de poussière. Avant même
que les types en sortent, j’ai su que j’allais passer un sale moment. Et que
mon grand-père avait raison.
Pour les femmes à petit chien.
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