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Toujours disponible 1 |
À quinze ans, j’étais comme tout le monde. Je
menais une vie normale. Le lycée, les copains, les filles et les grandes
discussions sur le sens de l’existence nourrissaient l’essentiel de mon
univers. Une vie normale, oui. Et pourtant, sans le savoir, je portais déjà les
germes d’une grave maladie.
J’écrivais des poèmes. En cachette, le soir dans ma chambre. À la
loupiotte de ma table de chevet. Je n’en parlais pas, je ne les montrais à
personne. Trop personnel, trop intime. Montrer ma prose aurait équivalu
à baisser mon caleçon au milieu de la cour du lycée en criant : -
Hé, venez voir ! Regardez tous, ce qu’il y a là-dedans ! Impossible. Une fois – une seule fois ! – j'ai cédé à la
tentation. Une erreur de jeunesse. De celles qui vous marquent au fer rouge et
vous vaccinent définitivement contre tout risque de rechute. C’était au cours d’une soirée improvisée chez Laureen,
une copine de classe. Ses parents absents pour le week-end, nous avions investi
sa villa avec bouteilles d’alcools forts et packs de bière, de quoi saouler un
régiment de hussards pour trois jours. Saufs que nous n’étions qu’une poignée
d’adolescents boutonneux. Je nourrissais de grands espoirs pour cette
soirée. J’étais secrètement amoureux de Pauline, une petite blonde acidulée sur
laquelle bandait la moitié de la classe (tous les garçons en fait !) Las, malgré tous mes efforts, Pauline ne
m’accorda pas un regard et vers deux heures du matin, passablement éméché,
j’avais joué ce que je considérais - bien à tort - comme une sorte de va-tout.
Debout sur une table, je m’étais adressé à la cantonade : -
Ça vous dirait que je vous lise quelque chose que j'ai écrit ? -
C'est quoi ? -
Un poème. -
Un poème ? Et tu dis que c'est toi qui l'as écrit ? -
Ouais. C'est exactement ce que j'ai dit. J'aurais dû me méfier. Surtout quand Laurent
Chasseboeuf, un lèche-cul arrogant premier partout, en maths comme en éducation
physique, a rameuté tout le monde en criant avec ses mains en porte-voix : -
Hé, venez tous ! Pierre va nous lire un truc qu'il a écrit ! -
C'est pas un truc, j'ai rectifié. C'est un poème. -
Ah oui ? Et c'est quoi, la différence ? a fait Chasseboeuf avec son air de faux
derche. -
Tu vas voir ! Quelqu'un a mis la musique en sourdine et tous
- ou plus précisément, tous ceux qui n’étaient pas en train de faire des
cochonneries dans les chambres ou de rendre tripes et boyaux dans les WC – tous
se sont réunis en arc de cercle devant moi. Évidemment, ça n'a pas loupé. Au bout de cinq
secondes, tout le monde a littéralement explosé de rire. J'ai remballé mon
papier aussi sec. -
Non, vas-y continue ! -
Laissez tomber, c'est pas de votre faute, si vous ne comprenez rien à la
poésie ! -
Allez Rimbaud, fais pas la gueule… Toute vie d’artiste est un chemin de croix
qu’il faut savoir endurer pour accéder à des moments de pur bonheur. Ce
soir-là, je fis sans le savoir le début d’un long et douloureux apprentissage.
La dernière image que je devais emporter de cette fête fut celle de couples
hâtivement formés, en train de danser sur le rythme langoureux du vieux tube de
10cc, I’m Not in Love. Parmi eux,
Laurent Chasseboeuf embrassait Pauline à pleine bouche, une main de
propriétaire posée sur ses fesses. Une soirée à oublier, oui. Sur tous les plans. |
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