Je suis un inadapté. C’est ainsi que le type en blouse blanche m’a qualifié, de façon assez brutale.
- Monsieur, vous êtes un
inadapté.
- C’est grave,
docteur ?
- À votre avis ?
C’est vrai, je n’ai pas de travail.
Je n’ai pas de femme ni d’enfant.
Pas de planche à découper la viande à
l’occasion des fêtes de Noël.
Pas de maison ni de pelouse à tondre le
dimanche matin, aucun voisin à réveiller le jour de sa grasse matinée.
Pas de voiture, pas la moindre opportunité de
râler contre l’augmentation du prix de l’essence.
Pas de chien à faire uriner contre le mur de
l’Église. Pas même un hamster à gaver de graines pour tromper son ennui, seul
dans sa cage.
Je ne vais pas dans les magasins, je ne possède aucun bien.
Rien.
Je n’ai rien.
- Qu’est-ce que je dois
faire, docteur ?
- Rester chez vous. C’est
le seul et unique comportement qui sied à votre situation : éviter
d’importuner les gens normaux en leur imposant votre présence délétère.
- Le problème, c’est que
je n’ai pas de chez moi. Le plus souvent, je dors dehors. Dans les bois. Quand
les enfants me voient, ils s’enfuient en courant. Je leur fais peur.
- Alors restez caché. Ne
sortez qu’à la tombée de la nuit afin d’éviter de les effrayer.
- Mais comment puis-je
espérer devenir « adapté » si je reste caché ? Si je suis
coupé de mes congénères ?
- Vous ne le pouvez pas,
c’est trop tard. Vous avez déjà vingt ans.
- Vingt ans, ce n’est
quand même pas si vieux !
- Si, ça l’est. Pour vous,
les dés sont jetés. Vous n’avez pas poussé dans la bonne direction. Vous êtes
irrécupérable, perdu pour la Société. Vous mourrez probablement jeune, dans une
bagarre au couteau à la sortie d’un bar - une bagarre que vous n'aurez même pas provoquée. À moins que l'on vous retrouve gelé sur un banc, un
matin d’hiver.
- C’est terrible, ce que
vous me dîtes !
- Évidemment, je peux me
tromper. Mais les exceptions confirment la règle, n’est-ce pas ?
Il se
leva avant de me signifier la fin de notre entretien. Depuis le début, il
n’avait jamais cessé de sourire, comme si tout cela n’avait pas la moindre
importance.
D’un geste vague, il m’indiqua la direction de
la porte.
Je n’avais plus qu’une seule issue.
Devenir une exception.
Conte noir ou absurde
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire