vendredi 10 janvier 2025

INADAPTÉ (un conte inédit, noir ou absurde)

Homme de dos assis sur banc avec neige
Homme seul


 Je suis un inadapté. C’est ainsi que le type en blouse blanche m’a qualifié, de façon assez brutale.

- Monsieur, vous êtes un inadapté.

- C’est grave, docteur ?

- À votre avis ?

 J'ai réfléchi.


 C’est vrai, je n’ai pas de travail.

 Je n’ai pas de femme ni d’enfant.

 Pas de planche à découper la viande à l’occasion des fêtes de Noël.

 Pas de maison ni de pelouse à tondre le dimanche matin, aucun voisin à réveiller le jour de sa grasse matinée.

 Pas de voiture, pas la moindre opportunité de râler contre l’augmentation du prix de l’essence.

 Pas de chien à faire uriner contre le mur de l’Église. Pas même un hamster à gaver de graines pour tromper son ennui, seul dans sa cage.

 Je ne vais pas dans les magasins, je ne possède aucun bien.

 Rien.

 Je n’ai rien.

 

- Qu’est-ce que je dois faire, docteur ?

- Rester chez vous. C’est le seul et unique comportement qui sied à votre situation : éviter d’importuner les gens normaux en leur imposant votre présence délétère.

- Le problème, c’est que je n’ai pas de chez moi. Le plus souvent, je dors dehors. Dans les bois. Quand les enfants me voient, ils s’enfuient en courant. Je leur fais peur.

- Alors restez caché. Ne sortez qu’à la tombée de la nuit afin d’éviter de les effrayer.

- Mais comment puis-je espérer devenir « adapté » si je reste caché ? Si je suis coupé de mes congénères ?

- Vous ne le pouvez pas, c’est trop tard. Vous avez déjà vingt ans.

- Vingt ans, ce n’est quand même pas si vieux !

- Si, ça l’est. Pour vous, les dés sont jetés. Vous n’avez pas poussé dans la bonne direction. Vous êtes irrécupérable, perdu pour la Société. Vous mourrez probablement jeune, dans une bagarre au couteau à la sortie d’un bar - une bagarre que vous n'aurez même pas provoquée. À moins que l'on vous retrouve gelé sur un banc, un matin d’hiver.

- C’est terrible, ce que vous me dîtes !

- Évidemment, je peux me tromper. Mais les exceptions confirment la règle, n’est-ce pas ?

  Il se leva avant de me signifier la fin de notre entretien. Depuis le début, il n’avait jamais cessé de sourire, comme si tout cela n’avait pas la moindre importance.

 D’un geste vague, il m’indiqua la direction de la porte.

 Je n’avais plus qu’une seule issue.

 Devenir une exception.

Conte noir ou absurde

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