C'est ce que mon père a claironné, en ce dimanche de Pâques où nous étions censés fêter son anniversaire.
- Quatre-vingts ans ! J'ai cru
que je n'y arriverai jamais. Et pourtant, voilà. J'y suis. Et je vais vous dire
une chose !
Ce disant, il s’est levé en nous regardant
droit dans les yeux à tour de rôle. J’ai tout de suite eu un mauvais feeling,
une sorte de pressentiment morbide.
- Je compte bien tenir la
promesse que je me suis faite !
Nous avons échangé des regards, non sans
inquiétude - surtout chez ma mère, je dois dire. Elle connaissait l’animal et
savait que notre paternel était capable de tout.
Surtout du pire.
- Vous croyiez quoi ?! Que
vous alliez me regarder crever à petit feu, le dimanche, sur mon canapé devant
la télé ? Hé bien, au risque de vous décevoir, je vous dis NON !
Il avait presque hurlé ce dernier mot, les
veines du cou gonflées et l'air mauvais - exactement comme si nous
n’étions pas de sa famille, mais des empêcheurs de tourner en rond.
- Je m'étais juré que si
j'atteignais la barre des quatre-vingts printemps, je m’autoriserais enfin à lâcher
les chevaux ! À m’offrir un feu d'artifice ! Et vous savez quoi ?
C’est ce que je vais faire. Pour commencer, je vais vendre la maison !
- Quoi ?!
Je ne sais plus qui s’est exclamé. Nous tous,
sans doute. À cet instant, je me suis tourné vers ma mère.
Le sang s’était entièrement retiré de son
visage, elle était blanche. Livide.
Mon frère m'a coupé l'herbe sous le pied :
- Mais... et maman ?! Tu
parles comme si tu étais seul à décider. Mais maman aussi, habite cette maison
!
L'argument a fait éclater de rire notre géniteur.
Un sourire assassin aux lèvres, il s’est tourné vers celle avec qui il était
marié depuis plus de cinquante ans :
- Tu n'auras qu'à aller
vivre chez ta mère !
- Mais tu sais très bien que
ma mère est en ÉHPAD…
- Et alors, ça change quoi ?
Tu iras juste la rejoindre un peu plus tôt que prévu !
- Mais pourquoi tu veux
vendre la maison ? j'ai coupé.
- À ton avis ? POUR EN
PROFITER ! Si je veux vendre, c’est pour récupérer l’argent et jouir du peu de
temps qui me reste. JOUIR – oui, vous avez bien entendu ! Qu’est-ce
que vous croyez ? Je ne me fais aucune illusion, je sais très bien où j’en
suis. À quatre-vingts balais, le match est terminé, je suis dans les arrêts de
jeu. La moitié des gens de ma génération ont cassé leur pipe, les autres passent
leur temps à gémir sur leur canapé, entre deux rendez-vous avec un toubib qui
se prend pour Dieu.
Nous étions muets, interloqués par tant de
véhémence ; déjà, le paternel poursuivait son discours, redoublant de
morgue :
- Je compte bien M’ÉCLATER
comme disent les jeunes !
- Mais si tu veux vendre la
maison, où est-ce que tu iras habiter ?
- Habiter ? De quoi tu
parles ?! J’irai à l’hôtel, point barre. Pour commencer, je vais aller à
Amsterdam, fumer quelques joints. Ça fait des années que j’en rêve ! Et ce
n’est pas vous qui, à Noël, auriez l’idée de m’offrir de quoi m’en rouler n’en
serait-ce que deux ou trois ! Ensuite - et si je suis toujours de ce Monde
-, j’irai à Vegas, le royaume du jeu ! Et là-bas, je flamberai ! Qui
sait, peut-être que je réussirai même à toucher le gros lot !
Vous vous en doutez, le repas a tourné court.
Parce que nous ne l’avons pas laissé aller plus loin.
Après un rapide conciliabule avec mon frère,
nous avons décidé de le neutraliser. Faute de mieux, nous l’avons enfermé dans
les WC.
Ça ne réglait pas le problème, d’accord.
Nous n’avions aucune idée de ce que nous
allions faire mais au moins, ça gagnait du temps.
Notre père était comme fou, il tambourinait en
hurlant qu’on lui rende sa liberté.
- C’est à cause de votre
mère, hein ? Vous l’avez toujours préférée à moi, je l’ai toujours
su ! Bande de petits saligauds !
Avec mon frère, on s’est regardés, interdits. Notre
mère n’avait pas bougé de sa chaise. Elle semblait en état de choc, le regard aussi
vide qu’un champ de blé après le passage d’une nuée de sauterelles.
C’était dur pour elle, oui. Mais pour être
honnête, si nous avions enfermé notre père, ce n’était pas pour protéger les
intérêts de celle qui nous avait fait naître, non.
Il était simplement hors de question que
notre père dilapide notre héritage.
Colère ! |
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