mardi 7 janvier 2025

La vie commence à quatre-vingts ans (un conte noir inédit)

  C'est ce que mon père a claironné, en ce dimanche de Pâques où nous étions censés fêter son anniversaire.

- Quatre-vingts ans ! J'ai cru que je n'y arriverai jamais. Et pourtant, voilà. J'y suis. Et je vais vous dire une chose !

 Ce disant, il s’est levé en nous regardant droit dans les yeux à tour de rôle. J’ai tout de suite eu un mauvais feeling, une sorte de pressentiment morbide.

- Je compte bien tenir la promesse que je me suis faite !

 Nous avons échangé des regards, non sans inquiétude - surtout chez ma mère, je dois dire. Elle connaissait l’animal et savait que notre paternel était capable de tout.

 Surtout du pire.

- Vous croyiez quoi ?! Que vous alliez me regarder crever à petit feu, le dimanche, sur mon canapé devant la télé ? Hé bien, au risque de vous décevoir, je vous dis NON !

 Il avait presque hurlé ce dernier mot, les veines du cou gonflées et l'air mauvais - exactement comme si nous n’étions pas de sa famille, mais des empêcheurs de tourner en rond.

- Je m'étais juré que si j'atteignais la barre des quatre-vingts printemps, je m’autoriserais enfin à lâcher les chevaux ! À m’offrir un feu d'artifice ! Et vous savez quoi ? C’est ce que je vais faire. Pour commencer, je vais vendre la maison !

- Quoi ?!

 Je ne sais plus qui s’est exclamé. Nous tous, sans doute. À cet instant, je me suis tourné vers ma mère.

 Le sang s’était entièrement retiré de son visage, elle était blanche. Livide.

 Mon frère m'a coupé l'herbe sous le pied :

- Mais... et maman ?! Tu parles comme si tu étais seul à décider. Mais maman aussi, habite cette maison !

 L'argument a fait éclater de rire notre géniteur. Un sourire assassin aux lèvres, il s’est tourné vers celle avec qui il était marié depuis plus de cinquante ans :

- Tu n'auras qu'à aller vivre chez ta mère !

- Mais tu sais très bien que ma mère est en ÉHPAD…

- Et alors, ça change quoi ? Tu iras juste la rejoindre un peu plus tôt que prévu !

- Mais pourquoi tu veux vendre la maison ? j'ai coupé.

- À ton avis ? POUR EN PROFITER ! Si je veux vendre, c’est pour récupérer l’argent et jouir du peu de temps qui me reste. JOUIR – oui, vous avez bien entendu ! Qu’est-ce que vous croyez ? Je ne me fais aucune illusion, je sais très bien où j’en suis. À quatre-vingts balais, le match est terminé, je suis dans les arrêts de jeu. La moitié des gens de ma génération ont cassé leur pipe, les autres passent leur temps à gémir sur leur canapé, entre deux rendez-vous avec un toubib qui se prend pour Dieu.

 Nous étions muets, interloqués par tant de véhémence ; déjà, le paternel poursuivait son discours, redoublant de morgue :

- Je compte bien M’ÉCLATER comme disent les jeunes !

- Mais si tu veux vendre la maison, où est-ce que tu iras habiter ?

- Habiter ? De quoi tu parles ?! J’irai à l’hôtel, point barre. Pour commencer, je vais aller à Amsterdam, fumer quelques joints. Ça fait des années que j’en rêve ! Et ce n’est pas vous qui, à Noël, auriez l’idée de m’offrir de quoi m’en rouler n’en serait-ce que deux ou trois ! Ensuite - et si je suis toujours de ce Monde -, j’irai à Vegas, le royaume du jeu ! Et là-bas, je flamberai ! Qui sait, peut-être que je réussirai même à toucher le gros lot !

 

 Vous vous en doutez, le repas a tourné court.

 Parce que nous ne l’avons pas laissé aller plus loin.

 Après un rapide conciliabule avec mon frère, nous avons décidé de le neutraliser. Faute de mieux, nous l’avons enfermé dans les WC.

 Ça ne réglait pas le problème, d’accord.

 Nous n’avions aucune idée de ce que nous allions faire mais au moins, ça gagnait du temps.

 Notre père était comme fou, il tambourinait en hurlant qu’on lui rende sa liberté.

- C’est à cause de votre mère, hein ? Vous l’avez toujours préférée à moi, je l’ai toujours su ! Bande de petits saligauds !

 Avec mon frère, on s’est regardés, interdits. Notre mère n’avait pas bougé de sa chaise. Elle semblait en état de choc, le regard aussi vide qu’un champ de blé après le passage d’une nuée de sauterelles.

 C’était dur pour elle, oui. Mais pour être honnête, si nous avions enfermé notre père, ce n’était pas pour protéger les intérêts de celle qui nous avait fait naître, non.

 

 Il était simplement hors de question que notre père dilapide notre héritage.


Tête rouge de colère
Colère !

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 #80 ans, un certain âge

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