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samedi 22 mars 2025

LE JEU DE CONSTRUCTION (un cadeau d'anniversaire)

(une nouvelle noire, extraite de mon premier recueil) 

Un homme seul vu de dos dans la nuit
Survivre

 Elle lave de la vaisselle dans l’évier. Moi, je suis assis sur une chaise devant la table de la cuisine. Elle me parle sans me regarder.

- Tu sais que c’est samedi, ton anniversaire ? Tu vas avoir dix ans, tu te rends compte ! Ça se fête, hein ?

 Je ne réponds pas.

- Un bon gâteau au chocolat, ça te plairait ?

 Elle et l’homme avec qui j’habite, le géant à lunettes, ils ne peuvent pas avoir d’enfant. C’est pour ça qu’ils m’ont recueilli.

- Tu sais, j’aimerais bien que tu m’appelles Nanou. Parce que même si je ne suis pas ta mère…

 Je regarde par la fenêtre. Dehors il pleut. Quand il ne pleut pas, souvent il y a des enfants qui jouent.

 Je n’ai pas envie d’aller jouer avec eux.

 Mais je les regarde.


 La journée, je vais dans une institution spécialisée.

 C’est comme ça qu’ils appellent cet endroit.

 Le matin avant d’aller au travail, le géant à lunettes m’emmène dans sa voiture. Des fois il me parle, des fois non. Il allume la radio et nous faisons le trajet en silence.

 Les gens de l’institution disent que plus tard, je pourrais retrouver une scolarité normale. Ils disent que c’est possible. Que ça dépend de moi.

 Je comprends sans comprendre. Dans ma tête, il y a une porte fermée que je n’ai plus envie d’ouvrir.


 Samedi, dans la salle à manger. Pendant que le géant à lunettes allume les bougies sur le gâteau d’anniversaire, elle me tend un grand paquet enveloppé de papier bleu.

- Bon anniversaire, mon chéri ! Tiens, c’est pour toi.

 Je regarde le paquet sans bouger.

- Prends-le !

 Elle insiste. Le géant à lunettes me regarde lui aussi. Alors je prends le paquet. Même si je n’ai pas envie de savoir ce qu’il y a à l’intérieur. Ça m’est égal.

- Ouvre-le !

 D’une main, entre deux doigts, je déchire le papier cadeau.

- C’est un jeu de construction, ça te fait plaisir ?

 Je baisse les yeux.

- Tu veux que je t’aide à ouvrir la boite ?

 De la tête, je fais signe que non.

 Il y a un silence.

 Elle pleure.

 Le géant à lunettes est debout à côté d’elle pour la consoler.

 Je m’en vais dans ma chambre.

- Attends, ton gâteau…

- Laisse-le, dit le géant à lunettes.

 Une fois rendu dans ma chambre, je regarde par la fenêtre. Dehors il pleut toujours.

 Je les entends parler à travers les portes restées ouvertes.

 Ils parlent de moi. Elle dit qu’elle n’en peut plus, qu’elle ne sait plus comment faire ni comment s’y prendre. Elle pleure encore. Le géant à lunettes dit que peut-être, il faudra qu’ils pensent à une autre solution si vraiment ils n’y arrivent pas avec moi. Une solution comme une institution où je vivrais tout le temps. Elle n’est pas d’accord, elle continue de pleurer. Le géant à lunettes dit qu’ils feront comme elle voudra.

 Je m’allonge sur mon lit.

 Peut-être que j’irai vivre ailleurs, un jour. Ou demain. Peut-être qu’ils me garderont chez eux. Je n’ai pas de préférence. Mes parents sont morts et je ne veux pas les trahir. Moi aussi je suis mort mais ni elle ni le géant à lunettes, personne ne le sait.


 Le mercredi, je ne vais pas à l’institution. C’est elle qui me garde et le midi, nous mangeons tous les deux l’un en face de l’autre. Je l’entends me parler. Je n’ai pas faim.

- Cet après-midi, j’ai une surprise pour toi !

 Je ne réagis pas. Elle a l’air déçue.

- Si tu as fini, tu peux sortir de table.

 Dans ma chambre, je regarde par la fenêtre. Cette fois il fait beau, des enfants jouent au ballon. Je suis la balle des yeux sans penser à rien. Tout à coup, la porte s’ouvre.

- Et voilà la surprise dont je t’ai parlé… il y a quelqu’un pour toi !

 Et là se produit une chose vraiment, vraiment inhabituelle : une fille rentre dans ma chambre. Elle a des cheveux jaunes, des nattes, une petite robe bleue. Je suis debout, elle aussi, nous nous regardons.

 Elle est à peu près de la même taille que moi.

- Elle s’appelle Marine et… comment dire ? Marine aussi a…

 Elle n’achève pas sa phrase.

- Bon, je vous laisse jouer.

 La porte se referme. Nous voilà seuls. On se regarde.

- T’as quoi comme jeu ?

 Je hausse les épaules. La chambre est pleine de jouets qui n’ont jamais servis. Un garage avec des voitures, un train électrique, des petits soldats…

 Marine fait une grimace.

- Il n’y a que des jouets de garçon, ici !

 Ses yeux se portent sur le paquet posé par terre près de mon armoire. Mon cadeau d’anniversaire, toujours intact dans son carton d’emballage.

- C’est quoi, ça ?

 Je m’assois sur le bord de mon lit sans répondre.

- Je peux l’ouvrir ?

 Dit-elle en le déballant d’autorité et alors que les pièces se répandent en vrac sur la moquette.

- Tu viens m’aider ?

 Je reste immobile, je la regarde faire.

 Marine construit quelque chose qui ressemble à je ne sais pas quoi. Finalement, elle se désintéresse du jeu et laisse tout en plan, elle se lève pour aller regarder par la fenêtre.

 Tout à l’heure, il y avait des enfants qui jouaient au ballon.

- On va dehors ?

 Je fais non de la tête.

 Marine me regarde d’une drôle de façon.

- Tu vas rester toujours comme ça ?

 Maintenant je regarde le mur pour ne pas la voir.

 Qu’elle parte.

- Pourquoi tu réponds jamais ?

Qu’elle parte.

- POUR-QUOI-TU-RE-PONDS-JA-MAIS ?!!!

 Je ferme les yeux. Je les ouvre. Elle est toujours là, sa tête à quelques centimètres de moi, si près que je sens l’odeur de sa bouche. Qu’elle parte !

 Elle s’est baissée, a ramassé quelque chose qu’elle a pris dans sa main, peut-être une pièce du jeu de construction, je ne sais pas mais c’est quelque chose de dur qu’elle m’enfonce sans rien dire à l’intérieur de mon poignet et elle appuie encore et encore et ça me fait rien mais c’est comme si je sentais un cri qui venait de loin, très très loin et qui traverse le temps, toutes les épaisseurs des portes fermées et je regarde mon poignet et à l’endroit où elle appuie il y a une goutte de sang qui perle et qui coule rouge le long de mon bras, elle appuie et appuie encore et tout à coup, la douleur éclate en milliers de minuscules éclats de verre dans ma tête je hurle !

 Maintenant je suis dans les bras de Nanou et je me serre, je m’accroche à elle – elle est tiède, elle sent bon, j’enfouis ma tête dans son cou, ses cheveux, j’ai le hoquet, je sens le mouillé de mes larmes sur mes joues, dans son cou et je m’aperçois que c’est moi, oui c’est bien moi qui pleure et qui parle et qui répète comme si je ne m’arrêterai plus jamais, jamais de toute ma vie de répéter…

- Nanou… Nanou … Nanou… Nanou… Nanou… Nanou… Nanou… Nanou…

 Et à cet instant, étonné, je comprends.

 Je suis toujours vivant.

#jeu de construction

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