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vendredi 21 mars 2025

Dans l'enfer de la création d'entreprise (un conte noir)

 

Homme 50 ans, épuisé devant son bureau
Y CROIRE !

 Toutes les journées se ressemblent.

 Surtout au réveil.

 Chaque matin, à l’instant où j’ouvre les yeux, il me faut toujours une ou deux secondes avant de réaliser qui je suis, ce que je fais là.

 Mais si, c’est bien moi, allongé dans ce lit. C’est bien moi qui vis ici, dans cet appartement où tout est entassé, réduit, comprimé ; les piles de bouquins et de CD sur les étagères, mes vêtements sales empilés sur une chaise et en tas sur la moquette, des journaux mélangés aux factures sur la table basse et chaque fois, ma tête retombe sur l’oreiller.

Oh, non !

 Je ferme les yeux.

 La vérité, c’est que j’en ai marre d’être moi.

 De mener cette vie-là.

 Célibataire au chômage, la cinquantaine bien tassée en ce début de XXIe siècle, j’essaie de me consoler en me disant qu’à défaut d’autre chose, je suis le prototype du héros post-moderne.

 Je crois que mon inconscient aurait préféré que je sois un chevalier au Moyen Âge. Voire un chêne centenaire en forêt de Brocéliande.

 Souvent, j’aimerais simplement pouvoir me rendormir. Mais je n’y arrive jamais.

 J’avais rêvé à tellement autre chose. Je croyais pouvoir « réussir ma vie » comme on dit, sans trop savoir ce que cela signifiait, sinon peut-être gagner beaucoup d’argent, avoir une grande et belle maison, une femme sur laquelle tous les hommes se retournent, des enfants surdoués et un chien fidèle qui monte la garde.

 Au lieu de quoi, j’ai touché mes premières allocations chômage le jour de mon cinquantième anniversaire. Je suis seul, sans enfant et locataire d’un F2.

 Quant au seul animal que je n’ai jamais possédé, c’était un poisson rouge.

 Alors je me lève. Parce que si je traîne trop longtemps au lit, je sais d’avance que je serai ramollo toute la journée. Et même si je n’ai rien de prévu, je n’aime pas être ramollo. C’est déjà suffisamment dur comme ça.

 Ma première tâche consiste à me préparer du café.

 Du café noir, fort et brûlant.

 Indispensable.

 Mais d’abord, je cherche mes chaussons. Et je les enfile. Parce que le matin au lever, je ne connais rien de plus désagréable que le contact froid du carrelage de la cuisine sous les pieds nus ; c’est le genre de chose à mettre tout de suite à cran, de mauvaise humeur. Et de ce côté-là, je suis déjà servi, merci !

 Pas la peine d’en rajouter.

 Ça n’a l’air de rien, mais préparer le café requiert déjà une certaine concentration. Verser une quantité d’eau proportionnelle au café en poudre, moi je dis que ça ne s’apprend pas. Il faut sentir les choses, la dose adéquate et tout.

 C’est presque un art.

 Quand le café noir est prêt, je me recouche avec un bol rempli à ras bord et deux sucres.

 Là, une fois confortablement installé avec mes oreillers roulés en boule sous ma tête, j’ai juste à tendre le bras pour allumer la radio posée au centre de ma table de chevet.

 J’écoute les informations.

 On ne sait jamais, il pourrait y avoir de bonnes nouvelles.

 La plupart du temps, ça s’étripe et ça s’égorge, ça pisse le sang aux quatre coins de la planète mais on peut toujours rêver.

 Souvent, je me dis qu’il faut être masochiste pour s’infliger ça.

 Et pourtant, je continue.

 Peut-être que ce flux continu d’informations mortifères m’aide à prendre conscience que je suis toujours vivant.

 Il m’arrive d’en douter.

 Après le café, j’allume ma première cigarette, celle qui râpe la gorge.

 La meilleure.

 Si je tousse, ça me gâche mon plaisir et je me dis qu’il faudrait que j’arrête.

 Mais si je ne tousse pas, j’en rallume une seconde juste après la première et la question ne se pose plus.

 Ce serait bien que j’arrive à faire quelque chose de ma vie. Mais je ne sais pas quoi.

 Oh, je n’ai pas toujours été dans cet état d’esprit, non. Autrefois, j’avais un emploi, des responsabilités. J’étais cadre.

 Je disposais d’un bureau, j’avais une secrétaire à ma disposition. Je gagnais plutôt bien ma vie.

 Mais j’étais plutôt stressé, aussi.

 Vu sous cet angle, je crois que ce n’est pas plus mal que je fasse une pause.

 C’est aussi ce que m’a dit Marie, la dernière fois que je l’ai eue au téléphone.

- Une pause, c’est bien…

 Avant d’ajouter, aussitôt après :

- … mais il ne faut pas que ça dure trop longtemps. Surtout dans ta situation !

 Je la sentais tellement malheureuse, Marie. Un peu comme si c’était à elle que tout cela arrivait.

 Aussi, quand elle m’a demandé ce que je comptais faire pour sortir de mon marasme – elle n’a pas utilisé ces mots-là mais c’était sous-entendu –, je me suis senti dans l’obligation de lui répondre quelque chose de positif, quelque chose qui ait du sens pour elle.

 Et qui incarne un avenir.

- Je me demande si je ne vais pas finir par créer ma boite.

 J’avais parlé sans réfléchir - c’était la première chose qui m’était passée par la tête.

 Je voulais surtout lui faire plaisir, lui redonner espoir en mes capacités à reprendre ma vie en main.

- Mais oui, c’est une excellente idée ! Toi qui as toujours été si indépendant, je suis sûre que ça te correspond parfaitement. Et tu as une idée de ce que tu veux créer ?

 « Non. Absolument aucune ! »

 Je l’avais sur le bout de la langue - mais j’ai tout de suite su que ce n’était pas la bonne réponse.

 Alors j’ai tergiversé. J’ai évoqué une réflexion en cours, une soi-disant étude de marché à réaliser.

 Au son de sa voix, elle semblait heureuse, rassérénée.

- C’est formidable que tu aies ce projet, continue à travailler dessus. Je suis sûre que ça va marcher. Et moi, je ne vais pas te lâcher. Je t’appelle dans les prochains jours pour que tu me dises comment tu as avancé !

 Et voilà comment je suis passé du bourbier du chômage à l’enfer de la création d’entreprise.

#Création d'entreprise

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